Le peuple Aymara des hautes terres andines parle de « qhipa pacha », une expression qui fait référence au futur comme à une direction vers laquelle on marche en arrière. Ils croient qu’il faut se tourner vers le passé pour comprendre ce qui pourrait arriver ensuite.
L’année dernière, 13 écrivains péruviens ont lancé le Collectif Qhipa Pacha, une initiative littéraire qui « tend à récupérer la mémoire de nos peuples originels pour fonder des mondes possibles ». Ces écrivains imaginent des futurs qui reflètent les idées et les préoccupations des Péruviens a propos leur passé et leur présent.
Écrivains de fiction spéculative péruviens et membres de Last Time. Agnoli Crisp Rosée, CC BY-ND
Mon enseignement et mes écrits se concentrent principalement sur l’histoire littéraire et le réalisme péruviens, un style prédominant depuis le XIXe siècle. Récemment, je me suis intéressé aux écrivains latino-américains qui explorent un avenir imaginé à travers la fiction spéculative.
Cette approche n’est pas simplement de la science-fiction écrite en espagnol et se déroulant au Pérou. C’est un genre enraciné à la fois dans le respect de la mémoire ancestrale du Pérou et dans l’attention portée aux problèmes sociétaux actuels.
Rédiger pour refléter la société
En espagnol, le verbe « spéculaire » se rapporte à l’optique, comme un reflet dans un miroir. Comme en anglais, cela signifie aussi spéculer – ou observer le monde attentivement et y réfléchir avec curiosité. Les deux significations éclairent le terme « fiction spéculative ».
La fiction spéculative est un vaste secteur qui englobe des œuvres fantastiques comme « Le Seigneur des Anneaux », de l’horreur comme « L’Exorciste », du surnaturel comme « Stranger Things », de la dystopie comme « The Hunger Games » et de la science-fiction comme « 2001 : Une odyssée de l’espace. Souvent, les genres spéculatifs ont été considérés comme des évasions ou comme peu sérieux. Pourtant, lorsqu’elle aborde les conflits sociaux, politiques, économiques et climatiques et les projette dans l’avenir, la littérature spéculative offre une nouvelle façon de saisir les conséquences du passé et les préoccupations du présent.
Le futurisme est aussi un type de fiction spéculative. Au centre du futurisme péruvien se trouvent des personnages d’origine espagnole, indigène et africaine. Les histoires présentent des technologies autochtones comme les quipus ou « nœuds parlants », un ancien système d’enregistrement et de transmission d’informations, et les « andenes », ou terrasses agricoles. Ils mettent en valeur les croyances incas sur le monde naturel et l’astronomie.
Dans de telles œuvres, la fantaisie cesse d’être une évasion de la réalité et devient un reflet critique de notre relation avec le monde et avec nous-mêmes, écrit César Santivañez, éditeur d’un recueil de fiction spéculative péruvienne, dans le prologue du livre.
Titres de plusieurs livres de fiction spéculative péruvienne. Rocío Quispe Agnoli
Fiction ancrée à travers l’histoire du Pérou
En 1843, Julian del Portillo a publié deux romans-feuilletons imaginant les villes de Lima et de Cuzco 100 ans plus tard. Par contre les histoires futuristes péruviennes modernes offrent plus que de la science-fiction mettant en vedette des personnages ou des lieux péruviens.
Le « Microleyenda » de Sarko Medina raconte l’histoire d’un condor doré suspendu en vol dans l’espace alors qu’il tient une sphère d’or dans ses griffes. La sphère contient notre univers. Le condor est l’un des nombreux animaux flottant dans l’espace, chacun protégeant une sphère contenant un univers – jusqu’au jour où des voleurs semblent voler et remplacer les sphères par des répliques.
L’histoire de Medina s’inspire du jardin doré de Coricancha, le temple du Soleil à Cuzco, qui fut pillé par les conquistadors espagnols dans les années 1530. « Microleyenda » critique sévèrement l’ambition démesurée des conquistadors qui ont pillé l’empire inca.
Dans le récit de Daniel Salvo « El primer peruano en el espacio », un brillant ingénieur andin confronte son capitaine à bord d’une base spatiale en orbite autour de la Terre, remettant en question les intentions de ceux qu’il appelle « blancs » qui, comme son capitaine, entendent dominer sa race. Le travail de Salvo se lit en tant qu’une histoire de lutte des classes et de discrimination ethnique et raciale qui reflète la tension entre les résidents blancs des centres urbains dominants du Pérou et les peuples autochtones des campagnes. Cette histoire reflète un problème social de la société péruvienne qui commence à l’époque coloniale et s’étend jusqu’à nos jours et jusqu’à l’espace.
Anatolio Pomahuanca, un astronaute fictif qui lutte avec la vérité alors qu’il est en orbite autour d’une Terre en difficulté. Rosée Quispe-Agnoli, CC BY-ND
Les histoires de Medina et Salvo font partie d’une collection qui comprend d’autres auteurs péruviens qui écrivent sur un avenir dystopique au Pérou. Sont par ailleurs inclus « Dependencia Programada » de Daniel Collazos, « Miraflores » de Tanya Tynjälä, « Ledva » de Luis Apolín et des histoires de Tania Huerta et Sophie Canal, entre autres.
Ces auteurs contournent l’accent traditionnel de la science-fiction sur le progrès technologique de la société humaine pour explorer les conséquences d’une dépendance illimitée aux outils numériques. Comment la race humaine et le monde naturel survivent-ils tandis que le racisme et la discrimination perdurent malgré les progrès technologiques et scientifiques ?
L’avenir arrive pour tout le monde
Le futurisme péruvien est enraciné dans les états du Sud. En revanche, une partie importante de la science-fiction classique des États-Unis imagine un avenir mettant principalement en vedette des héros caucasiens et des technologies occidentales. Le Collectif s’engage à rédiger une littérature péruvienne qui n’imite ni ne reproduit ces normes.
Terrasses andines près de Cuzco, Pérou. Photo de rosée Quispe Agnoli
Sur le site Future Fiction, un projet éditorial visant à explorer la diversité du futur, l’écrivain italien de science-fiction Francesco Verso rappelle aux lecteurs que « nous racontons tous des ‘histoires de demain’ » et que le futur arrive partout et pour tout le monde, pas seulement pour ceux qui vivent dans les sociétés développées.
Les écrivains futuristes péruviens mettent ces mots en pratique et contribuent à déployer notre vision de ce que serait peut-être l’avenir.
Rocio Quispe Agnoli ne travaille, ne consulte, ne détient d’actions ni ne reçoit de financement d’aucune entreprise ou organisation qui bénéficierait de ce post, et n’a divulgué aucune affiliation pertinente au-delà de sa nomination universitaire.