Des citoyens américains pris au piège dans le Tigré déchiré par le conflit sont détenus et interrogés par les autorités éthiopiennes alors qu’ils tentent de quitter le pays, d’après des entretiens avec des personnes en fuite et des membres duur famille.
Des courriels divulgués par des responsables américains indiquent que le gouvernement éthiopien, invoquant des raisons de sécurité nationale, a insisté pour détenir et interroger des citoyens américains du Tigré – une position, disent-ils, qui a poussé Washington à abandonner les préparatifs de transport aérien des Américains de la région l’année dernière.
Les quelques chanceux qui ont fui la région, coupée du monde extérieur pendant deux ans tandis que les forces gouvernementales combattaient les rebelles tigréens, ont affirmé à l’AFP qu’ils avaient été pris pour cible et interrogés alors qu’ils tentaient de partir.
Gebremedhn Gebrehiwot, un citoyen américain qui a quitté le Tigré plus tôt cette année, a annoncé qu’il avait été écarté et interrogé à l’aéroport international d’Addis-Abeba alors qu’il tentait de prendre un vol de retour.
“J’avais tous les documents, il n’y avait aucune raison de m’arrêter”, a annoncé à l’AFP le diacre basé à San Diego. D’après lui, son nom “typiquement tigréen” était la raison de son interpellation.
Après une attente de 90 minutes, il a finalement été autorisé à partir.
“J’ai juste couru jusqu’à la porte et j’ai à peine réussi.”
Zenebu Negusse, 52 ans, a annoncé à l’AFP qu’elle aussi avait été prise pour cible alors qu’elle tentait d’embarquer sur son vol à destination des États-Unis.
La soignante basée au Colorado, qui était au Tigré pour rendre visite à sa mère âgée quand le conflit a démarré en novembre 2020, a réussi à s’échapper de la région par la route et s’est réfugiée chez des proches à Addis-Abeba.
Elle a pris soin de cacher ses marques tribales tigréennes, craignant d’être détenue comme certains de ses amis, mais son nom a éveillé les soupçons.
Elle a dit qu’après un interrogatoire déchirant l’année dernière au cours duquel elle a explicitement nié être tigréenne, elle a été autorisée à rentrer chez elle.
Certains qui avaient été sur son vol ont été interceptés et placés en garde à vue, a-t-elle déclaré : « J’ai eu de la chance. Beaucoup d’autres ne l’étaient pas.”
L’AFP s’est entretenue avec huit Américains qui ont partagé leurs histoires et évoqué le sort duurs amis et duur famille – citoyens américains ou résidents permanents – toujours au Tigré.
L’Éthiopie ne reconnaît pas la double nationalité, ce qui signifie que les autorités peuvent traiter les citoyens américains d’origine éthiopienne comme des Éthiopiens, quel que soit leur passeport.
Évacuation interrompue
Le gouvernement américain a élaboré un plan pour évacuer les Américains piégés dans le Tigré tandis que les confrontations se propageaient vers Addis-Abeba en novembre 2021.
Mais il a été avorté à la dernière minute, les responsables américains accusant la demande de l’Éthiopie que les évacués soient soumis à une détention indéfinie pour vérification.
“Le gouvernement éthiopien… a retiré l’autorisation le jour du (voyage) quand les États-Unis n’étaient pas d’accord avec la demande du gouvernement éthiopien d’autoriser les passagers et dus détenir potentiellement indéfiniment avant d’être autorisés à voyager”, a lu un e-mail d’un responsable du Sénat américain vu par l’AFP.
Un autre e-mail d’un responsable de la Chambre des représentants des États-Unis a aussi blâmé les “exigences de contrôle de sécurité d’Addis-Abeba (pour) empêcher l’ambassade des États-Unis d’aller de l’avant avec des plans d’évacuation”.
Les autorités américaines et éthiopiennes ont réussi à “faciliter le départ de 217 citoyens américains, résidents permanents légaux, demandeurs de visa d’immigrant et tuteurs de mineurs de Mekelle (capitale du Tigré) vers Addis-Abeba” en février, a annoncé à l’AFP un porte-parole du département d’Etat américain.
Le Département d’État n’a pas précisé si des personnes évacuées étaient détenues à Addis-Abeba ni sur le nombre de personnes qui se sont rendues aux États-Unis.
Il n’a aucune estimation du nombre d’Américains toujours bloqués au Tigré, a annoncé le porte-parole.
Les responsables du gouvernement éthiopien n’ont pas répondu aux demandes répétées de commentaires de l’AFP.
Profilage ethnique
Tous les Américains interrogés par l’AFP ont affirmé avoir fait l’objet d’un profilage ethnique à Addis-Abeba après avoir quitté le Tigré.
Yohannes, un chauffeur Uber de 54 ans qui a demandé à l’AFP de ne pas révéler son nom de famille, a annoncé avoir été placé à l’isolement à l’aéroport d’Addis-Abeba alors qu’il tentait de partir avec sa famille en décembre 2020.
“J’ai dit que j’étais un citoyen américain, mais ils ont dit qu’ils n’allaient pas me laisser partir.”
Les responsables de la sécurité ont finalement cédé après avoir versé un gros pot-de-vin, a-t-il déclaré.
C’était un prix à payer pour sauver son fils adolescent gravement diabétique, a-t-il ajouté.
Un accord de paix a été signé le mois dernier entre Addis-Abeba et les rebelles du Tigré, mais de nombreux Américains ont affirmé à l’AFP qu’ils craignaient que leurs proches ne soient détenus même s’ils parvenaient à sortir du Tigré.
Maebel Gebremedhin a annoncé à l’AFP qu'”environ 50″ membres de sa famille étaient piégés dans le Tigré, tous citoyens américains et résidents permanents.
“Quasiment toute ma famille est là-bas”, a annoncé la militante basée à Brooklyn, qui n’a pas eu de nouvelles de son père depuis plus d’un an.
“Il y a une telle peur au sein de notre communauté à propos de (ce que) le gouvernement éthiopien pourrait faire à nos familles.”
coupure électrique
La panne de communication a aussi touché l’homme d’affaires américain Awet – nom d’emprunt – qui a annoncé à l’AFP qu’il n’avait pas parlé à sa femme depuis plus d’un an et qu’il n’avait jamais tenu leur petite fille dans ses bras.
Le joueur de 30 ans s’est envolé pour l’Éthiopie l’année dernière pour les ramener au Colorado, mais n’a pas été autorisé à se rendre au Tigré.
Il a contacté à multiples reprises des responsables américains pour obtenir de l’aide afin de faire sortir sa famille d’Éthiopie, mais en vain.
“C’est toujours la même réponse – nous n’avons pas de plan d’évacuation.”
Une poignée de photos et de vidéos sont ses seuls souvenirs de sa fille de deux ans. Et même les regarder est parfois trop douloureux, dit-il.
Dans une vidéo vue par l’AFP, tournée il y a un an et envoyée par une personne disposant d’un accès rare à Internet par satellite au Tigré, la petite fille avait du mal à se lever ou à lever ses bras grêles.
“Ses jambes étaient trop faibles à cause du manque de nourriture”, a annoncé le père désemparé.
“C’est étrange d’avoir l’impression d’être un père alors qu’on n’a même pas vu sa fille.”
Les parents de Saba Desta se sont retirés au Tigré après deux décennies à Seattle et se sont installés à Shire, qui a été lourdement bombardée en octobre avant sa capture par les forces éthiopiennes et leurs alliés.
Elle s’inquiète frénétiquement pour son père de 70 ans, qui souffre d’un trouble neurologique débilitant, le laissant particulièrement vulnérable dans une région où la pénurie de médicaments est paralysante.
L’homme de 36 ans avait contacté le département d’État et l’ambassade des États-Unis à Addis-Abeba pour demander de l’aide.
“Tout le monde m’a fait courir”, raconte-t-elle à l’AFP, retenant ses larmes.
Même ainsi, a-t-elle ajouté, la vie serait peut-être pire.
Elle connaît plusieurs personnes détenues à Addis-Abeba, dont une amie qui a été détenue pendant six mois, et sa propre tante qui a été détenue pendant environ une semaine.
Sa plus grande crainte, a-t-elle dit, était de faire sortir ses parents âgés du Tigré, uniquement pour qu’ils soient détenus à Addis-Abeba.
“J’ai plus peur de ce qui pourrait leur arriver à Addis que dans une zone de guerre comme le Tigré.”
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